L’oeuf mayo, les poireaux vinaigrette, les terrines, le poulet frites du dimanche: la cuisine se renouvelle grâce à ses classiques.
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L’effondrement de la cuisine moléculaire, de la fusion food, de la mode des produits dénaturés est en passe de relancer les plats de tradition issus de la mémoire culinaire de la France d’Escoffier, de Fernand Point et de Joël Robuchon. À Roanne, Michel Troisgros, le fils barbu du chef Pierre, a remis à la carte le saumon à l’oseille et le filet de bœuf à la moelle un brin personnalisé, deux spécialités emblématiques du fameux trois étoiles depuis quatre décennies. Des fidèles menaçaient de lever le camp si ces deux préparations ne leur étaient pas servies.
Chez Joël Robuchon, à l’Atelier ou à la Table, la mythique purée riche en beurre frais (40%) escorte la totalité des plats des cartes, pas seulement les goûteuses côtes d’agneau au thym, mais aussi le merlan Colbert à la chair si délicate. L’une des assiettes les plus demandées reste les spaghetti à votre goût -aux truffes noires en saison. Et la divine Tentation chocolat, une gâterie à damner un saint.
Foie de veau et pasta
Encore plus basiques, l’œuf mayonnaise a ses dévots, et les poireaux vinaigrette bien assaisonnés ont contribué au succès du Caméléon à Montparnasse, un bistrot d’habitués qui s’attablent sous l’œil de Jean-Paul Arabian pour savourer l’épais foie de veau saignant escorté de pasta, et l’on termine par la fine tarte aux pommes comme la faisait Bernard Loiseau à Saulieu.
Des nourritures éternelles, souvent oubliées. Chez Grenouille, un bistrot charcutier à deux pas du Théâtre de Paris, Alexis Blanchard est passé maître dans l’art de mitonner d’onctueuses terrines campagnardes, la ravigote de pied de cochon et surtout l’andouillette aux escargots et dés de foie gras surmontée d’un feuilletage -une absolue rareté à Paris. Et en France. Après quelques semaines de rodage, Grenouille, dans un cadre modeste, attire les plus fins palais en quête de vraies émotions gourmandes. Le soufflé au chocolat est à 8 euros.
Vive les plats canailles
Et que dire du Drômois Jean-François Piège, deux étoiles Michelin, le disciple préféré d’Alain Ducasse, qui a abandonné en juin dernier les ors et les marbres des Ambassadeurs du Crillon pour relancer une brasserie corrézienne du VIIe arrondissement, Thoumieux, métamorphosée en bistrot new look? Un singulier changement de cap: le turbot aux truffes supplanté par la pizza au thon, des lentilles vertes du Puy, des calmars façon carbonara et de la sauce tartare pour les goujonnettes de soles. Abolie la cuisine de luxe, vive les plats canailles qui titillent les papilles. Cela dit, Piège, nostalgique des produits nobles, serait sur le point d’ouvrir une table gastronomique à l’étage. Attendons.
Autre exemple de virage à 180 degrés, l’Alsacien Antoine Westermann qui a laissé le bucolique Buerehiesel, son trois étoiles de Strasbourg, à son fils, rétrogradé à une seule étoile, afin de redonner tout son lustre à Drouant, la table parisienne des Goncourt en déconfiture. Et que propose-t-il, mis à part la choucroute et l’admirable pâté en croûte au foie gras? Des plats de ménage, un par jour, le poulet frites du dimanche, l’épaule d’agneau confite, la poitrine de cochon, l’osso bucco à la milanaise (le mardi) et un succulent sorbet au chocolat. Résultat, Drouant accueille jusqu’à 220 couverts par jour: plébiscité, même le week-end.
La naissance de la bistronomie
Lancé par Gérard Vié, l’ex-chef des Trois Marches puis du Trianon à Versailles -il a frôlé dans les années 1980 la 3e étoile- un bistrot de quartier à l’enseigne des Terrines offre des terrines parées de pieds de porc, de lapin, de harengs marinés aux pommes tièdes que l’on fait suivre par l’oreille de cochon croquante et par la poire cuite au vin, jus de cassis et crème glacée. Imagine-t-on semblable récital bien calorique quand au début des années 1980, la cuisine minceur de Michel Guérard -la légèreté d’abord- changeait les façons de faire et l’état d’esprit des cuisiniers?
Encore plus révélateur, le cassoulet bien garni de D’Chez Eux, ancestral bistrot de plats d’hier, se vend autant l’été que l’hiver: la caste des mangeurs au ventre mou se moque des saisons -c’est la panse qui commande!
Et les monuments de la restauration hexagonale s’y mettent aussi. Au Cinq, la superbe table à colonnes et marbres de l’Hôtel Four Seasons George V, voisinent à côté de la tarte aux truffes et oignons, les rognons de veau aux échalotes et pommes de Noirmoutier, suivies de profiteroles au chocolat -au menu du déjeuner. Salivant, non? Et l’an dernier, le brillant Éric Briffard, deux étoiles Michelin, concoctait une blanquette de veau fondante aux petits oignons. Elle n’est pas sans rappeler le navarin d’agneau, imposé jadis par René Lasserre dans son grand restaurant au toit ouvrant: les préparations de luxe déjà battues en brèche.
De là, de ce retour à un type de cuisine populaire, identifiable, reconnaissable est née la bistronomie, le culte des bistrots malins qui permettent à de jeunes ténors de s’exprimer au piano. Après tout, un maquereau au vin blanc, une pintade aux choux, un canard aux navets sont-ils de la cuisine ancienne et datée? Peut-être en face des pistes, supions gras de seiche et crevettes de Palamos mitonnées en fond d’assiette, un plat signature du génial Pierre Gagnaire, l’écart stylistique crève les yeux. Mais, comme l’écrivait Jean-François Revel, très bon gourmet, membre du Club des Cent, «il y a gastronomie lorsqu’il y a la permanente querelle des Anciens et des Modernes et lorsqu’il y a un public capable à la fois par sa compétence et ses richesses d’arbitrer cette querelle» (In Le Festin de Paroles, Plon 1995).
Nicolas de Rabaudy
Dimanche 23 Mai 2010
Troisgros. Place de la Gare 42300 Roanne. Tél.: 04 77 71 66 97. Fermé lundi midi, mardi et mercredi. Menu à 90 euros au déjeuner, 150 et 330 euros au dîner. Carte de 160 à 220 euros.
L’Atelier de Joël Robuchon. 5 rue Montalembert 75007. Tél.: 01 42 22 56 56. Pas de fermeture. Carte de 60 à 150 euros.
La Table de Joël Robuchon. 16 avenue Bugeaud 75116. Tél.: 01 56 28 16 16. Pas de fermeture. Menu à 50 euros au déjeuner. Carte de 70 à 120 euros.
Le Caméléon. 6 rue de Chevreuse 75006. Tél.: 01 43 20 63 43. Fermé dimanche. Carte-Menu à 26 euros au déjeuner. Carte de 40 à 50 euros.
Chez Grenouille. 52 rue Blanche 75009. Tél.: 01 42 81 34 07. Pas de fermeture. Menu à 22 euros au déjeuner. Carte de 30 à 45 euros.
Thoumieux. 79 rue Saint-Dominique 75007. Tél.: 01 47 05 49 75. Pas de fermeture. Menu à 19 euros au déjeuner. Carte de 50 à 70 euros.
Drouant. 16 place Gaillon 75002. Tél.: 01 42 65 15 16. Pas de fermeture. Menu à 43 euros au déjeuner, menus à 42, 54 euros au dîner. Carte à 90 euros.
Les Terrines. 97 rue du Cherche-Midi 75006. Tél.: 01 42 22 19 18. Fermé dimanche. Menu à 19 euros au déjeuner, menu à 34 euros au dîner. Carte à 50 euros.
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